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Et si demain la Chine envahissait Taïwan ? Un scénario qui changerait la face du monde

Illustration with figures of soldiers and a tank in front of a Taiwan flag displayed on a computer screen is seen in L'Aquila, Italy, on april 13, 2023. (Photo by Lorenzo Di Cola/NurPhoto) (Photo by Lorenzo Di Cola / NurPhoto / NurPhoto via AFP)




Les Etats-Unis et leurs alliés affronteront de nombreuses catastrophes géopolitiques potentielles lors de la prochaine décennie. Mais presque toutes font pâle figure en comparaison de ce qui se produirait si la Chine annexait ou envahissait Taïwan. Un tel scénario, a déclaré un responsable américain, « serait un désastre de la plus haute importance pour les Etats-Unis, et je suis convaincu que le temps presse ». Il s’agissait de Douglas MacArthur, en juin 1950. Le général supervisait alors le Japon occupé et s’inquiétait, dans une note top secrète adressée à Washington, de la possibilité que les communistes chinois cherchent à vaincre leurs ennemis nationalistes une fois pour toutes. Plus de soixante-dix ans plus tard, l’avertissement de MacArthur est plus que jamais d’actualité.Hier comme aujourd’hui, la géographie de Taïwan est importante. Un Taïwan autonome sert de point d’ancrage à la défense du Japon et prive la Chine d’un tremplin pour menacer les alliés des Etats-Unis dans le Pacifique occidental. Mais, à l’inverse des années 1950, lorsque l’île était sous le régime autoritaire de Tchang Kaï-chek, elle est aujourd’hui une démocratie libérale à part entière, dont l’assujettissement au totalitarisme de Pékin entraverait les aspirations démocratiques dans toute la région, y compris en Chine. Et, contrairement à l’époque de MacArthur, Taïwan, premier producteur de puces électroniques de pointe, est désormais économiquement crucial pour le reste du monde. Une guerre pour ce territoire pourrait facilement provoquer une récession mondiale. Autre différence essentielle avec l’époque de MacArthur : un vaste réseau d’alliés américains dans l’Indo-Pacifique, des pays dont la sécurité dépend du soutien des Etats-Unis. Une prise de Taïwan par la Chine pourrait déclencher une course entre ces nations pour développer leurs propres arsenaux nucléaires, les garanties de sécurité américaines perdant de leur crédibilité.Ces dernières années, le dirigeant chinois Xi Jinping s’est montré impatient et déterminé à résoudre la question du statut de Taïwan comme jamais ses prédécesseurs ne l’avaient été. Il a ordonné une montée en puissance militaire fulgurante, chargeant les forces chinoises de lui fournir d’ici à 2027 un éventail complet d’options pour l’unification de Taïwan. Ces signaux ont entraîné un débat à Washington et ailleurs, afin de savoir si Taïwan est suffisamment important d’un point de vue stratégique et économique pour mériter d’être protégé dans les éventualités les plus difficiles. Mais ne nous y trompons pas : que l’on se préoccupe de l’avenir de la démocratie en Asie ou que l’on préfère réfléchir uniquement aux mathématiques froides de la realpolitik, le sort de Taïwan est important.Défendre l’alternative démocratiqueLorsque MacArthur rédige sa note, en juin 1950, des insurrections communistes secouent l’Asie du Sud-Est, et la péninsule coréenne se trouve au bord de la guerre. L’utilité militaire de Taïwan – alors appelée « Formose » en Occident – est en suspens. « Aux mains des communistes, écrit-il, Formose peut être comparée à un porte-avions insubmersible et à un ravitailleur de sous-marins, idéalement situés pour mener à bien la stratégie offensive soviétique tout en faisant échec aux opérations contre-offensives des forces américaines basées à Okinawa et aux Philippines. » MacArthur note comment le Japon impérial, qui a régné sur Taïwan de 1895 à 1945, a utilisé l’île comme « tremplin pour une agression militaire » au-delà de l’Asie de l’Est, et prévient que les forces communistes pourraient faire de même.Mais la pensée de MacArthur va bien au-delà d’une simple base militaire, soulignant que le peuple taïwanais doit se voir offrir « la possibilité de développer son propre avenir politique dans une atmosphère libre des diktats d’un Etat policier communiste ». Il a même mis en avant l’importance de Taïwan en tant qu’exportateur net de denrées alimentaires dans l’Asie d’après guerre et en tant que future « unité économique prospère ».Les dynamiques mises en évidence par MacArthur restent pertinentes, parfois plus que jamais. En fin de compte, les citoyens de Taïwan ont effectivement saisi l’occasion de « développer leur propre avenir politique » en construisant une démocratie à part entière au large des côtes chinoises. Si ce système venait à disparaître, Pékin aurait effacé la première démocratie libérale du monde dont les fondateurs comptent de nombreuses personnes d’origine chinoise – et, avec elle, la preuve vivante qu’il existe une alternative viable et attrayante au totalitarisme de Pékin. En 1996, les Taïwanais ont voté pour la première fois afin d’élire directement leur président, dont la durée maximale au pouvoir a été ramenée de deux mandats de six ans à deux mandats de quatre ans. Quatre ans plus tard, ils ont élu un président issu de l’opposition, mettant ainsi fin au monopole politique du Kuomintang, le parti qui dirigeait l’île depuis 1945. Depuis, la démocratie n’a fait que s’enraciner dans cette île qui bénéficie d’une alternance politique tous les quatre à huit ans.The Economist Intelligence Unit classe Taïwan au 8ᵉ rang des pays les plus « démocratiques », devant tous les pays d’Asie et même devant les démocraties beaucoup plus anciennes que sont le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Ses habitants jouissent de la liberté d’expression et d’association. Taïwan possède également l’une des sociétés les plus équitables sur le plan économique, avec une disparité relativement faible dans la répartition des revenus, bien que son revenu médian soit l’un des plus élevé. Son PIB par habitant a dépassé celui du Japon en 2023.Selon un indice du Programme des Nations unies pour le développement, Taïwan se classe au 6ᵉ rang mondial en matière d’égalité des sexes. Les femmes occupent plus de 40 % des sièges de l’assemblée législative nationale, soit le pourcentage le plus élevé d’Asie, et bien supérieur aux Etats-Unis, où seulement 28 % des membres du Congrès sont des femmes. Les Taïwanais ont élu à deux reprises une présidente, plusieurs de leurs grandes villes sont dirigées par des femmes et le prochain vice-président est une femme. L’île se distingue également par son respect des droits des peuples autochtones (avec des sièges législatifs désignés) et des groupes minoritaires. En 2019, Taïwan est devenu la première société d’Asie à légaliser le mariage entre personnes du même sexe.Taïwan se distingue par un autre aspect important : sa foi en la démocratie s’accroît à une époque où de nombreuses démocraties doutent de leur système de gouvernement. Selon un récent sondage de la Fondation taïwanaise pour la démocratie, les trois quarts des Taïwanais pensent que, malgré les problèmes que pose la démocratie, elle reste le meilleur système. Et, dans un contraste rafraîchissant avec les Etats-Unis, les jeunes sont particulièrement nombreux dans ce cas.Il est difficile d’exagérer l’importance de la solidité démocratique de l’île, compte tenu des réalités politiques à l’œuvre de l’autre côté du détroit de Taïwan, où plus de 1,4 milliard de personnes partageant de nombreuses traditions linguistiques et culturelles sont soumises à un régime totalitaire. Bien des citoyens chinois s’inspirent de l’évolution politique de Taïwan, passé de la loi martiale à la démocratie, et qui offre un modèle de ce que la Chine continentale pourrait devenir. Craignant précisément un tel résultat, les responsables de Pékin ont longtemps tenté de caricaturer Taïwan en l’accusant d’imiter servilement les formes de gouvernance occidentales. Mais c’est en réalité le Parti communiste chinois, accroché à son système marxiste-léniniste qui a importé d’Europe un modèle politique discrédité. Un manifestant chinois, filmé à la fin de 2022, a souligné l’absurdité de l’accusation selon laquelle il aurait été manipulé par des forces étrangères. « De quelles ‘forces étrangères’ parlez-vous ? a-t-il demandé. Est-ce Marx et Engels ? Staline ? Lénine ? »La perte de Taïwan en tant qu’alternative politique proposée par une société à l’héritage chinois conséquent n’augurerait rien de bon quant à la possibilité d’une démocratie en Chine, et bien au-delà.Le rôle clé des semi-conducteurs taïwanaisUne prise de contrôle de Taïwan par la Chine aurait un effet dévastateur sur la fabrication de semi-conducteurs, qui constitue l’épine dorsale de presque toutes les industries d’importance stratégique aujourd’hui et l’élément vital de notre monde du big data. La planète produit aujourd’hui des puces d’une valeur d’environ 600 milliards de dollars par an. Ces puces se retrouvent dans des produits – des smartphones aux voitures, en passant par les superordinateurs – qui valent collectivement plusieurs milliers de milliards de dollars, et les services fournis par ces appareils s’élèvent à des dizaines de milliers de milliards par an. Les puces de dernière génération (celles dont les circuits mesurent 5 nanomètres ou moins) ne sont produites qu’à deux endroits : Taïwan (par TSMC) et, dans une bien moindre mesure, la Corée du Sud (par Samsung). Taïwan représente aujourd’hui environ la moitié de la capacité de production mondiale pour l’ensemble des semi-conducteurs et une proportion beaucoup plus élevée – peut-être 90 % – pour les puces les plus avancées. En d’autres termes, la part de marché de Taïwan pour les semi-conducteurs avancés est environ 2 fois supérieure à la part de pétrole produite par l’Opep.Tout comme l’énergie russe bon marché a alimenté l’industrie allemande pendant des décennies, les abondants semi-conducteurs taïwanais ont propulsé le progrès technologique mondial, le boom de l’intelligence artificielle et la montée en puissance des géants américains de la technologie (Apple, Google, Microsoft, Nvidia…), qui valent des milliers de milliards de dollars. En grande partie grâce aux gains d’efficacité des fabricants taïwanais, les coûts unitaires de la puissance informatique ont chuté de manière exponentielle au cours des dernières décennies. Les puces de pointe qui sont (ou seront) utilisées dans les smartphones de dernière génération d’Apple, par exemple, coûtent aujourd’hui moins de 100 dollars l’unité. La combinaison de capacités informatiques puissantes et de coûts unitaires faibles génère un cycle vertueux de découverte et de productivité. Comme l’a écrit Eric Schmidt, ancien PDG de Google : « Les avions plus rapides n’ont pas permis de construire des avions plus rapides, mais les ordinateurs plus rapides permettront de construire des ordinateurs plus rapides. » »Une ‘Grande Dépression’ immédiate »La perte des puces taïwanaises briserait ce cycle. Contrairement au pétrole et au gaz, produits de base dont la source peut être changée relativement facilement, une telle fongibilité n’existe pas pour les semi-conducteurs haut de gamme. Il faudrait des années pour construire et mettre en service des unités de production capables de remplacer les fonderies taïwanaises. Chaque mois de retard dans la reprise de l’approvisionnement en puces aux niveaux d’avant la crise du Covid-19 entraînerait des pertes économiques mondiales aggravées et bloquerait les progrès dans des domaines essentiels, de la médecine à la science des matériaux. Dans le meilleur des cas, des produits de substitution de qualité inférieure, beaucoup moins efficaces sur le plan énergétique, nécessiteraient une augmentation massive de la consommation d’électricité, simplement pour permettre à la société de fonctionner. Dans le scénario le plus probable, la puissance de calcul mondiale serait effectivement plafonnée pendant une période prolongée, ce qui causerait de profonds dommages économiques et politiques.Même si la Chine capturait intactes les fonderies taïwanaises, celles-ci auraient probablement beaucoup de mal à atteindre les niveaux de production d’avant guerre. Les perturbations au niveau de l’électricité, des mises à jour de logiciels et de la fourniture d’équipements, de maintenance et d’ingénierie étrangers – sans parler de la fuite probable à l’étranger d’un grand nombre d’experts taïwanais les plus compétents en matière de semi-conducteurs – étrangleraient les usines taïwanaises de fabrication de puces. Pendant des mois, voire des années, les installations occupées seraient confrontées à de graves difficultés, compte tenu notamment des sanctions économiques qu’imposeraient les démocraties du monde entier.La convulsion économique mondiale provoquée par l’interruption de la production des puces taïwanaises pourrait bien dépasser celles causées par la crise financière de 2008 et la pandémie de Covid-19. Le gestionnaire de fonds spéculatifs Ken Griffin a estimé que la perte d’accès aux semi-conducteurs taïwanais réduirait le PIB américain de 5 à 10 %. « [Ce serait] une ‘Grande Dépression’ immédiate », a-t-il averti en 2022. Si les usines de fabrication de puces de Taïwan restaient intactes et opérationnelles, Pékin contrôlerait la quasi-totalité de l’approvisionnement mondial en semi-conducteurs les plus avancés. Si, en revanche, elles peinaient à reprendre leurs activités, ce qui est plus probable, le monde devrait se contenter de puces d’ancienne génération de bien moindre qualité, dont la Chine est en passe de devenir le plus grand producteur.Il est certain que l’économie chinoise subirait des revers importants si les puces haut de gamme de Taïwan disparaissaient des marchés mondiaux. Mais il en irait de même pour les économies du reste du monde industrialisé. Les dirigeants marxistes-léninistes de Pékin, qui considèrent le pouvoir comme un jeu à somme nulle, pourraient considérer qu’il s’agit d’un prix à payer, surtout si la Chine finissait par devenir le premier producteur mondial de puces. Xi et ses conseillers concluront peut-être que la Chine est capable de résister à un tel arrêt de la production taïwanaise mieux que n’importe quel autre pays et en tirerait avantage.Une remise en question majeure de l’ordre mondialQue ce soit par une guerre pure et simple ou par une coercition intense, l’annexion de Taïwan par la Chine contre la volonté de ses 24 millions d’habitants perturberait l’ordre mondial d’une manière inédite depuis la Seconde Guerre mondiale. Tout d’abord, Pékin pourrait ne pas s’arrêter après l’annexion de Taïwan. Comme l’a démontré Vladimir Poutine en Ukraine, les dirigeants des puissances revanchardes ne sont pas connus pour leur modération. La Chine s’approprie des terres au Bhoutan et se livre à des escarmouches frontalières avec l’Inde. Elle entretient des différends avec tous ses voisins maritimes. Elle conteste activement les revendications du Japon sur les îles Senkaku, que Tokyo administre (et que la Chine appelle Diaoyu), ainsi que des revendications territoriales de cinq autres Etats dans la mer de Chine méridionale. De manière inquiétante, les cartes, la propagande et les déclarations officielles remettent en question la légitimité de la souveraineté japonaise sur la chaîne d’îles Ryukyu – y compris Okinawa – et du contrôle exercé par la Russie sur certaines parties de l’Extrême-Orient.Le Japon serait dans une position beaucoup plus faible pour défendre son territoire si Taïwan passait sous le contrôle de Pékin. La stratégie défensive du Japon repose sur sa capacité à menacer les forces de l’Armée populaire de libération (APL), qui s’approchent, pénètrent ou s’aventurent au-delà de la « première chaîne d’îles », le long chapelet d’archipels du Pacifique, qui comprend le Japon et Taïwan. Pour garantir la sécurité du Japon, l’ensemble de la chaîne doit rester entre des mains amies. Si Taïwan accueillait des bases de l’APL – le « porte-avions et le sous-marin insubmersibles » contre lesquels MacArthur mettait en garde – le Japon serait très fragilisé. La doctrine de l’APL insiste précisément sur ce point. Comme le souligne un manuel de l’armée de l’air : « Dès que Taïwan sera réunifié avec la Chine continentale, les lignes de communication maritimes du Japon tomberont complètement dans le rayon d’action des chasseurs et des bombardiers chinois. » La Chine a clairement montré ses capacités avec de vastes exercices militaires en août 2022, et un des missiles balistiques qu’elle a tirés est retombé près de l’île japonaise de Yonaguni, à seulement une centaine de kilomètres de Taïwan.La chute de Taïwan serait encore plus grave pour les Philippines et d’autres pays d’Asie du Sud-Est. Pékin aurait le pouvoir de compliquer l’accès des Etats-Unis à l’Asie de l’Est, à l’Asie du Sud-Est et à l’océan Indien, soit le littoral de la partie la plus peuplée et la plus active du monde sur le plan économique. Les Etats-Unis pourraient commencer à ressembler, comme le diplomate Henry Kissinger nous l’a un jour confié, à « une île au large de la côte du monde ».Une puissance agressivePire encore, en établissant une position dominante incontestable en Asie de l’Est, Xi pourrait viser la prééminence chinoise au niveau mondial. Les ressources militaires, la planification et l’entraînement qui ont longtemps été concentrés sur la prise de Taïwan pourraient, après une annexion réussie, être utilisés pour se projeter dans toute l’Asie continentale, l’océan Pacifique et l’océan Indien. La Chine pourrait même tenter de faire des incursions dans l’océan Atlantique, où l’APL exploite déjà des stations de suivi, de télémétrie et de commandement en Argentine et en Namibie. L’Angola, la Guinée équatoriale et le Gabon font partie des 19 pays dans lesquels Pékin cherche à obtenir des installations militaires en plus de celles qu’elle possède déjà à Djibouti et au Cambodge. L’histoire de l’Amérique elle-même montre comment l’obtention d’une prééminence régionale facilite la projection de la puissance mondiale. Ce n’est qu’après avoir dominé l’hémisphère occidental au XIXᵉ siècle que les Etats-Unis ont pu devenir une superpuissance mondiale au XXᵉ siècle.Il est impossible de prédire avec précision comment la Chine pourrait agir en tant que puissance mondiale. Mais des décennies de données suggèrent qu’elle adopterait une approche beaucoup moins bienveillante que les Etats-Unis. Lors d’un sommet de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est qui s’est tenu au Vietnam en 2010, le ministre chinois des Affaires étrangères d’alors, Yang Jiechi, avait laissé entrevoir les brimades à venir en déclarant : « La Chine est un grand pays et vous êtes de petits pays. C’est un fait. » Ensuite, Pékin a annexé de facto, et même construit, des territoires dans toute la mer de Chine méridionale, tout en renforçant massivement son dispositif militaire. La Chine a affiché son ambition de devenir une armée de « classe mondiale » et d’utiliser ses forces armées pour défendre ses intérêts partout où elle les définit dans le monde. Ces intérêts sont appelés à s’étendre, Pékin ayant dévoilé une « initiative de sécurité globale », une « initiative de développement global » et une « initiative de civilisation globale ». Ces programmes tentaculaires promeuvent des alternatives chinoises aux alliances et aux modèles économiques et politiques occidentaux. Comme l’explique un document du Conseil des affaires de l’Etat, ils « présentent la vision globale du Parti communiste chinois ».En 1939, le président américain [Franklin Roosevelt] avait mis en garde contre un danger similaire : « Dès qu’une nation dominera l’Europe, elle pourra se tourner vers la sphère mondiale. » Aujourd’hui, l’Asie a remplacé l’Europe en tant que centre de gravité économique et technologique du monde. La domination de la région par une puissance hostile serait tout aussi dangereuse pour les intérêts américains. Les pays asiatiques n’accepteraient pas avec empressement les diktats de Pékin, mais, sans l’intervention de Washington, leurs options seraient limitées. A elle seule, la Chine est à la tête d’une économie nettement plus importante que celle de tous ses voisins asiatiques réunis, y compris l’Inde. La marine chinoise dispose d’une puissance de feu qui n’a d’égale que celle de la marine américaine. Elle est en outre relativement concentrée : imaginez que l’ensemble de la flotte américaine opère principalement dans un arc allant de New York à La Nouvelle-Orléans.Avec un contrepoids américain pour défendre la liberté de navigation et l’accès économique, tous les pays asiatiques peuvent prospérer, y compris la Chine, comme le prouvent des décennies de croissance économique. Mais si la Chine venait à annexer Taïwan et à repousser les Etats-Unis hors d’Asie, même les pays les plus puissants verraient leur souveraineté économique et leur autonomie nationale compromises à long terme.Prolifération nucléaireUn autre problème se poserait alors : ayant perdu confiance dans les engagements des Etats-Unis en matière de sécurité, leurs alliés seraient fortement incités à devenir des puissances atomiques. Depuis le premier essai nucléaire de la Chine, en 1964, Washington a réussi à dissuader la plupart des pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est de se doter de cette arme. Mais l’annexion de Taïwan changerait la donne et pourrait inciter les dirigeants à se précipiter pour acquérir des armes nucléaires afin de se protéger.C’est le Japon qui peut le plus facilement devenir une puissance nucléaire, puisqu’il dispose de ses propres installations de traitement du combustible nucléaire et de ce qui est probablement le plus grand stock de plutonium du monde. En février 2022, quelques mois avant son assassinat, l’ancien Premier ministre Shinzo Abe évoquait l’idée que le Japon puisse s’engager dans un « partage nucléaire », proposant quelque chose de similaire aux accords que Washington a conclus avec un certain nombre d’alliés de l’Otan, en vertu desquels les armes nucléaires sont stockées sur des bases dans le pays hôte, mais, sous le contrôle des Etats-Unis. Mais le Japon pourrait aller plus loin et développer sa propre capacité indépendante. Selon Vipin Narang, politologue actuellement fonctionnaire au Pentagone, le Japon dispose « d’un accès réel, et potentiellement rapide, à un arsenal d’armes nucléaires en cas de détérioration de son environnement de sécurité ».La Corée du Sud, quant à elle, possède un programme nucléaire civil de classe mondiale, avec 26 réacteurs en service. Bien que le pays ne dispose pas actuellement des installations d’enrichissement ou de retraitement nécessaires à la fabrication d’armes nucléaires, ses responsables politiques débattent ouvertement de la question. Compte tenu de son expertise scientifique et son industrie de pointe, Séoul pourrait sans aucun doute fabriquer des dispositifs de fission déployables en l’espace de quelques années si elle le souhaitait.Si le Japon ou la Corée du Sud devenaient nucléaires, les autres pays ne s’arrêteraient sans doute pas là. Les dirigeants chinois pourraient conclure qu’ils ont besoin de bien plus que les 1 500 ogives prévues d’ici à 2035. Si la Chine décidait de développer son arsenal, les Etats-Unis et la Russie chercheraient probablement à en faire de même. L’Inde suivrait sans doute le mouvement ; certains signes indiquent déjà qu’elle envisage de le faire. En décembre 2022, l’Inde a testé une version actualisée de son missile balistique Agni-5, dont la portée dépasse les 6 500 kilomètres, ce qui est suffisant pour atteindre l’ensemble de la Chine. Si l’Inde accroît son stock nucléaire, les modèles historiques suggèrent que son grand rival, le Pakistan, cherchera probablement à atteindre un niveau similaire.La prolifération nucléaire asiatique pourrait même contaminer le Moyen-Orient, où l’Iran continue de se rapprocher du seuil nucléaire. Si deux de ses plus proches alliés asiatiques, le Japon et la Corée du Sud, devenaient des Etats dotés de l’arme nucléaire, il serait pratiquement impossible pour Washington de constituer une coalition multinationale pour punir l’Iran de fabriquer une bombe – ce que Téhéran pourrait être davantage tenté de faire dans le chaos qui suivrait la prise de contrôle de Taïwan. Si l’Iran devenait nucléaire, il est presque certain que l’Arabie saoudite le ferait également, peut-être d’abord par le biais d’un accord de partage provisoire avec le Pakistan, puis en développant une capacité de production nationale.Une escalade nucléaire consécutive à l’annexion de Taïwan pourrait agrandir les stocks mondiaux de centaines d’ogives nucléaires. Les décennies de progrès en matière de lutte contre la prolifération n’auraient servi à rien. Mieux vaut donc ne jamais ouvrir cette boîte de Pandore.Les Etats-Unis chassés de l’Asie ?Si la Chine annexait Taïwan, les Etats-Unis pourraient également perdre l’accès à de précieuses opportunités de commerce et d’investissement en Asie, ce qui porterait gravement atteinte à l’économie américaine. L’Histoire montre que les hégémons régionaux restreignent régulièrement les perspectives économiques de leurs rivaux. Dans un article paru en 2018 dans Foreign Affairs, la politologue Jennifer Lind notait que, dans leur quête de domination régionale, ces pays « développent et exercent un pouvoir économique énorme ». « [Ils] construisent également des armées massives, expulsent leurs rivaux extérieurs et utilisent des institutions régionales et des programmes culturels pour asseoir leur influence. »Si ce type de comportements vous semble incompréhensible, pensez aux efforts déployés par les Etats-Unis au XIXᵉ siècle et au début du XXᵉ siècle pour appliquer la doctrine de Monroe et débarrasser le continent américain de l’influence européenne. Motivé par la crainte d’une entrée (ou d’une réentrée, dans certains cas) de l’Europe, Washington a multiplié les comportements agressifs : rachat des dettes dues aux banques européennes, déploiement de navires de guerre dans les Caraïbes, renversement de gouvernements et interventions militaires. Contrairement aux Etats-Unis de l’époque, une Chine forte de la possession de Taïwan aurait les moyens économiques et militaires d’appliquer immédiatement sa propre doctrine de Monroe. Et, contrairement aux Etats-Unis d’aujourd’hui, la Chine de Xi n’accepte pas les règles et les normes de l’après-guerre qui protègent la souveraineté du voisin d’une superpuissance, quelle que soit sa taille.Les tentatives de la Chine de s’emparer de l’Asie porteraient un coup dévastateur aux intérêts économiques des Etats-Unis. L’Asie de l’Est et le Pacifique représentent un tiers du PIB mondial en termes de parité de pouvoir d’achat, soit environ 2 fois plus que les Etats-Unis. Les réseaux commerciaux dynamiques et ouverts de la région dégénéreraient probablement en un système en étoile, avec la Chine comme plaque tournante et les pays assujettis au bout des rayons. Dans le pire des scénarios, les Etats-Unis pourraient perdre l’accès aux neuf principaux partenaires commerciaux asiatiques autres que la Chine. Les échanges bilatéraux de marchandises de ce groupe avec les Etats-Unis s’élevaient à près de 940 milliards de dollars en 2023, soit environ 60 % de plus que les échanges de marchandises des Etats-Unis avec la Chine elle-même. Les investisseurs américains pourraient également être perdants. Dans les pays asiatiques autres que la Chine, en particulier en Asie du Sud-Est, les Américains ont investi des sommes incalculables dans des usines, des centres de données et des biens immobiliers. Comme ces infrastructures sont physiquement inamovibles, elles seraient vulnérables à des changements de propriété forcés sous la contrainte chinoise.Une Chine qui aurait annexé Taïwan pourrait également accélérer ses efforts visant à ce que les autres pays asiatiques réduisent leur dépendance à l’égard du dollar américain en tant que monnaie de réserve. La plupart des gouvernements de la région préféreraient ne pas être contraints de choisir entre le dollar et le yuan, tout comme nombre d’entre eux ont essayé d’éviter de prendre parti dans la compétition plus large entre les Etats-Unis et la Chine. Mais un Pékin moins contraint pourrait plausiblement chercher à abolir cette voie médiane, en poussant ses partenaires commerciaux à utiliser plus largement le yuan dans leurs économies et en donnant le coup d’envoi d’une dédollarisation à l’échelle de la région.Dans ses Mémoires, Dwight Eisenhower, président américain de 1953 à 1961, a envisagé la dangereuse réaction en chaîne que la chute de Taïwan déclencherait : « La sécurité future du Japon, des Philippines, de la Thaïlande, du Vietnam et même d’Okinawa serait compromise et les intérêts vitaux des Etats-Unis en souffriraient gravement. » Mais ce qui semblait dangereux lorsque « Ike » [NDLR : le surnom d’Eisenhower] était à la Maison-Blanche, il y a soixante-cinq ans, serait bien plus désastreux aujourd’hui. L’annexion de Taïwan, permise par l’inaction ou l’impuissance des Etats-Unis, placerait leurs alliés en Asie et en Europe devant un cauchemar auquel ils n’ont jamais été confrontés auparavant : Washington se révélerait incapable de protéger un pays.Le nouveau Berlin-OuestL’autocratie prendrait l’avantage dans la compétition mondiale des systèmes. Un ordre mondial illibéral, centré sur la Chine, pourrait supplanter le système libéral dirigé par les Etats-Unis, qui, depuis quatre-vingts ans, a permis une amélioration remarquable de la condition humaine. Cette évolution réduirait les échanges commerciaux, limiterait le développement de l’Inde et affaiblirait les puissances moyennes, y compris d’importants alliés des Etats-Unis. En outre, la quête de domination de la Chine à l’international consoliderait le régime autoritaire à l’intérieur du pays, réduisant ainsi les perspectives d’avenir de sa propre population. Le décor de la guerre future serait planté.Taïwan est en quelque sorte le Berlin-Ouest de la nouvelle guerre froide qui se déroule entre Pékin et le monde libre. C’est un avant-poste de liberté, de prospérité et de démocratie vivant à l’ombre d’une superpuissance autoritaire. Tout comme Staline a testé le monde libre il y a soixante-seize ans en bloquant Berlin, Xi le teste aujourd’hui en augmentant la pression sur Taïwan. A l’époque, le leadership et les investissements majeurs des Etats-Unis ont galvanisé un engagement multinational durant quatre décennies pour maintenir Berlin-Ouest et l’Allemagne de l’Ouest libres. Les enjeux sont tout aussi importants aujourd’hui avec Taïwan, et il n’y a plus de temps à perdre.* Andrew S. Erickson est professeur de stratégie à l’Institut d’études maritimes sur la Chine du Naval War College et chercheur invité à l’université Harvard. Gabriel B. Collins est membre du centre d’études énergétiques de l’institut Baker pour les politiques publiques de l’université Rice, où il dirige le programme sur l’énergie et la géopolitique en Eurasie. Matt Pottinger a été conseiller adjoint à la sécurité nationale des Etats-Unis de 2019 à 2021. Cet article vient de paraître en version originale dans le magazine Foreign Affairs. © 2024 Foreign Affairs. Distributed by Tribune Content Agency.



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Publish date : 2024-02-26 19:00:00

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