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Laura Thomas, ex-agente de la CIA : “Les autorités russes sont incompétentes et arrogantes”


Hier Moscou, aujourd’hui Israël. Le scénario de l’attaque iranienne contre Israël, ayant eu lieu dans la nuit du samedi 13 au dimanche 14 avril, avait été annoncé depuis plusieurs jours par le renseignement américain. L’annonce, qui a permis d’anticiper l’assaut, rappelle les alertes émises par le Pentagone et la CIA quelques semaines plus tôt, alors que se préparait l’attaque de l’Etat islamique au Khorassan du 22 mars dans une salle de concert en banlieue de la capitale russe. L’agence avait prévenu les autorités russes d’une menace potentielle en raison d’un protocole prévu dans la loi américaine : le “duty to warn” – “l’obligation d’avertir”, en français. Laura Thomas, qui a travaillé pendant seize ans à la CIA à des postes à responsabilité – dirigeant notamment une base des services de renseignement en Afghanistan – en explique le principe à L’Express.

L’Express : Cette “obligation d’avertir”, depuis quand existe-t-elle à la CIA ?

Laura Thomas : Son inscription dans la loi américaine est assez récente. L’obligation d’avertir s’étend à tous (individus, organisations, Etats) et est issue de la directive 191 de la communauté du renseignement, qui en instaure le cadre précis. Mais si cette codification est relativement nouvelle, les actions qu’elle encadre ne le sont pas. Cela fait plusieurs années que la CIA avertit déjà des individus, un pays ou un groupe d’individus, même quand il s’agit d’adversaires, si une menace imminente semble poindre à l’encontre de la population civile. Les agents, individuellement, ont eu ce réflexe, devançant les textes, ce qui signifie que même si l’obligation d’avertir n’a été inscrite dans la loi qu’en 2015, la pratique existait déjà.

Vous avez rédigé plusieurs obligations d’avertir quand vous étiez à la CIA. Pouvez-vous indiquer dans quels cas vous avez été obligée de le faire ? Pouvez-vous expliquer le processus d’élaboration de ces obligations ?

Je n’ai pas le droit de parler des scénarios en eux-mêmes. Je peux en revanche davantage m’étendre sur le processus. Généralement, il arrivait que je tombe sur des informations indiquant qu’une menace pesait sur une entité ou une personne. Si la menace en question n’était pas immédiate – si elle n’allait pas se produire dans les prochaines vingt-quatre heures -, je contactais le siège de la CIA et je leur exposais la situation. Pour cela, il fallait que les informations soient suffisamment précises et que j’aie des détails sur la temporalité, le lieu ou encore les auteurs de l’attaque. A ce moment-là, je décrivais l’objet et l’ampleur de la menace, et la raison pour laquelle je pensais que l’événement en question tombait dans la catégorie de l’obligation d’avertir de la CIA. J’indiquais ensuite mon intention d’émettre une obligation d’avertir, en décrivant exactement le langage que j’avais l’intention d’utiliser pour avertir l’entité ou la personne ciblée. Le lendemain, je recevais une communication de la CIA signalant qu’ils avaient pris connaissance de ma proposition et qu’ils la soutenaient.

Dans les vingt-quatre heures qui suivaient cet assentiment, je trouvais un moyen de contacter l’entité ciblée. Je lui signalais alors la menace en reprenant exactement les mêmes termes que ceux que j’avais communiqués précédemment à la CIA, et je remontais ensuite l’information au siège. Après cette étape, la question était en principe réglée pour moi ; j’avais fait mon devoir.

Mais comme vous le savez certainement, la CIA surveille beaucoup de choses dans le monde. Ce n’est pas parce que nous avons averti une entité ou un individu que l’agence ne continue pas à tenter de débusquer les menaces. Les choses peuvent toujours changer, et quand il est question de civils innocents, il faut maintenir sa vigilance au cas où un changement majeur dans la situation pourrait sauver des vies.

Est-ce toujours l’agent qui s’aperçoit de la menace qui prévient la personne ou l’entité menacée ?

Pas toujours. Imaginons que je ne sois pas la personne qui a trouvé l’information, mais qu’elle vient de quelqu’un d’autre au siège de la CIA – ou d’une agence différente de renseignement du gouvernement américain. A ce moment-là, nous nous coordonnons et déterminons qui peut le plus raisonnablement entrer en contact avec l’entité ciblée. Il s’agit peut-être de quelqu’un qui est déjà en contact avec elle, dont elle ne se méfierait pas si, effectivement, elle recevait une obligation d’avertir.

Est-il possible de quantifier le nombre d’obligations d’avertir qu’émet chaque année la CIA ?

Je ne connais pas la réponse, et même si je la connaissais, je ne pourrais pas vous la donner. Je peux simplement affirmer que la communauté des renseignements américains, dont fait partie la CIA, renforcée par celles de nos proches alliés, surveille de nombreuses menaces à travers le monde. Vous pouvez imaginer que, même aujourd’hui, au moment où nous parlons, beaucoup d’obligations d’avertir sont émises.

Comment réagissent les personnes et les entités ciblées ? Nous avons vu, notamment dans le cas de l’attentat de Moscou, que ces signalements n’étaient pas toujours pris en compte, ou en tout cas pas pris au sérieux…

La plupart du temps, les personnes ou les Etats concernés réagissent de la même manière, en nous remerciant d’avoir partagé l’information. De temps en temps, ils expliquent qu’ils vont enquêter de leur côté. Parfois, ils reviennent vers nous pour confirmer l’information que nous avions, qu’ils ont été en mesure de vérifier de leur côté après avoir pris les mesures nécessaires.

Mais avec les pays plus hostiles aux Etats-Unis, les choses sont différentes. La Russie en est un exemple. Je pense que vous pouvez voir le résultat de ce refus de prendre l’information en compte avec ce qu’il s’est dernièrement passé à Moscou. Les autorités russes sont plutôt incompétentes et arrogantes. Quand vous combinez ces deux éléments, vous n’arrivez pas à empêcher une attaque. Les gens ont souvent tendance à attribuer à de grandes conspirations ce qui peut s’expliquer par l’incompétence. Cela est arrivé à Moscou, mais cela ne se limite pas qu’à la Russie. J’ai tendance à penser que cela arrive dans tous les pays où il y a une grande bureaucratie.

La CIA peut prévenir une cible dans un pays, sans pour autant que l’ambassade américaine sur place communique ouvertement. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

Imaginons, encore une fois, qu’une menace ciblerait un individu spécifique. Si la CIA vient à en avoir vent, elle préviendrait probablement cette personne, en vertu de l’obligation d’avertir. Mais il ne serait pas nécessaire d’alerter les autres civils sur place à partir du moment où la menace est limitée à un individu. Les annonces du département d’Etat sont plutôt réservées aux événements de plus grande ampleur. Tout dépend donc de la nature de la menace.

Emettre une obligation d’avertir ne présente-t-il pas le risque de dévoiler la source de l’information ?

C’est effectivement une donnée à prendre en compte. C’est parfois extrêmement difficile, ce qui fait que l’obligation d’avertir peut nous placer dans un dilemme éthique, surtout si vous détenez une information très spécifique. Dans certains cas, vous avez la possibilité de supprimer certains détails en atteignant malgré tout le but ultime, à savoir fournir suffisamment d’informations au pays concerné pour qu’il soit en mesure de retrouver le responsable de l’action violente. C’est une question de formulation. Dans d’autres cas, quand il n’y a pas d’autre possibilité de donner l’alerte autrement que de manière complète, et que cela risque de mettre en danger une source de la CIA, l’agence réfléchirait. Doit-on exfiltrer la source en question avant de délivrer notre message ? Si nous procédons ainsi, nous faisons le choix délibéré de nous couper d’informations supplémentaires que nous pourrions avoir à l’avenir. C’est un équilibre difficile à trouver. Faut-il faire le choix de se couper de précieux renseignements à l’avenir définitivement ? Dans le même temps, peut-on réellement faire le choix de ne prévenir personne, et de risquer des pertes de vies humaines ?

Y a-t-il justement eu des moments où vous avez fait le choix de donner la priorité à la sécurité de votre source ?

La doctrine de la CIA est plutôt claire sur le sujet : généralement, la grande priorité est la sécurité de leurs sources. Mais comme je vous le disais, quand des vies humaines innocentes peuvent être affectées par ces décisions, les paramètres deviennent multiples. Il faut alors se pencher sur des scénarios très spécifiques et prendre en compte tellement de données qu’il est difficile de vous répondre de manière spécifique. Ce que je peux admettre en revanche, c’est que oui, en tant qu’officier de la CIA, j’ai eu tendance à me placer davantage du côté de la protection de mes sources. C’est la culture de la maison. Par le passé, la CIA a pu faire les deux, à savoir protéger nos sources comme les innocents extérieurs à l’affaire. Mais le prix à payer a probablement été de nous couper de flux d’informations dont nous aurions bénéficié si nous n’avions pas eu à mettre nos sources à l’abri. Ces cas de figure sont des situations extrêmement difficiles.

Cette obligation d’avertir est-elle uniquement américaine, ou existe-t-elle dans d’autres services de renseignements ?

Je ne peux pas évoquer un pays en particulier. Je peux dire que les Etats-Unis et la CIA entretiennent des relations très chaleureuses avec un certain nombre de partenaires étrangers. Dans ce cadre, nous partageons beaucoup de choses, avec l’objectif commun de protéger des vies humaines.

Une fois la personne ou l’entité menacée prévenue, la CIA l’aide-t-elle à se protéger de la menace ? Ou se contente-t-elle de la prévenir ?

Je vais vous dire la première notion que les recrues de la CIA apprennent quand elles arrivent : “Cela dépend”. Tout dépend de la situation, de ses variables, du contexte. Si la CIA voit un moyen évident d’intervenir, en particulier si la cible a travaillé avec l’agence par le passé, c’est possible. Quand j’étais officier là-bas, je me serais personnellement impliquée pour protéger la personne concernée.

Cela fait plusieurs fois que vous évoquez ce que vous pouvez dire ou non sur votre ancien travail. Vous êtes donc toujours sous le sceau du secret…

A chaque fois que je parle d’un sujet nouveau, je dois transmettre le contenu de mon entretien à la Commission de révision des publications (CRB), une entité de la CIA qui approuve les interviews et les manuscrits. Si je devais écrire un livre ou publier un article portant spécifiquement sur des informations que j’ai glanées pendant mes années là-bas, je me soumettrais à ce processus.

La CRB examine le contenu des documents à la recherche d’informations classifiées susceptibles de révéler des sources et des méthodes de renseignements. Il ne censure aucunement les propos critiques à l’égard de la CIA ou des Etats-Unis – j’ai d’ailleurs écrit un certain nombre de choses qui critiquent la CIA et la bureaucratie du gouvernement américain. Le processus est assez rapide et ne concerne que les sujets dont je n’ai pas déjà parlé publiquement jusqu’ici.

Pourquoi un Etat irait-il prévenir un adversaire de quelque chose qui peut l’affaiblir ? N’est-ce pas contre ses intérêts ?

Oui, un pays a des intérêts. C’est de la politique pure et dure, et je m’inscris totalement dans cette réflexion. Mais une nation est composée d’individus, et ces individus ont des valeurs. Je pense qu’il y a un long historique, à la CIA – en tout cas en ce qui concerne mes anciens collègues et moi-même – qui montre la volonté de protéger les autres au mieux. C’est un courant très fort qui traverse l’organisation. La CIA s’est-elle parfois éloignée des valeurs en question ? Bien sûr. En tant qu’individus, nous arrive-t-il de nous en éloigner ? Absolument. Mais je pense que cet attrait pour la protection est un noyau, l’étoile du nord vers laquelle nous essayons tous de nous orienter.

Que pensez-vous de la DGSE ? En tant qu’officier à la CIA, vous avez probablement été amenée à travailler avec vos homologues français…

Je suis extrêmement limitée dans ce que je peux dire de mes activités passées à la CIA sur le sujet. Je peux seulement affirmer que j’avais des relations très solides avec un certain nombre de partenaires étrangers. Et qu’il existe des affinités profondes et légitimes entre les officiers de renseignements des différents pays. Interprétez cela comme vous le désirez.




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